Publié le 06-03-2018

Dix ans, cinq jours et des lettres

Pour la dixième année et cinquième jour de suite, il se rendait au centre de tri postal, là où il doit avoir mis dans des corbeilles un bon million de plis, avec autant d’émotions …



Dix ans, cinq jours et des lettres

Pour la dixième année et cinquième jour de suite, il se rendait au centre de tri postal, là où il doit avoir mis dans des corbeilles un bon million de plis, avec autant d’émotions …

Il se plaisait à croire être un carrefour de torrents qui pouvaient être violents et dévastateurs sans qu’il en ressente une parcelle de rage… Il aiguillait, en quelque sorte, la vie des gens, mais en toute facilité et en toute ignorance…

Il en était même venu à  s’imaginer des drames, des histoires, à supposer des joies et des peines rien qu’en palpant, rien qu’en lisant, de simples enveloppes.

 «Elle doit vraiment l’aimer pour lui envoyer une enveloppe aussi chère…»

 «Il doit vraiment payer cette fois, c’est le troisième avertissement en recommandé ! »

«Oh le pauvre ! son parent à l’étranger…ça sent la tristesse et les larmes, une enveloppe aussi légère et sombre…»

Mais depuis deux ou trois semaines, il commençait à se faire peur lui même.

Il avait surpris sa pauvre conscience à vouloir changer le cours de l’histoire, à arrêter le temps. Sa tête avait soudain eu une folle prétention : celle d’avoir un droit de jugement sur les échanges des gens. Il pouvait décider si les lettres  devaient ou non arriver à destination.

«Il ne la mérite pas. C’est maintenant qu’il lui répond ? Je jette sa lettre…»

«Je mets cet avertissement en haut de la pile, le pauvre doit savoir sinon c’est la saisie…»

«Il doit vraiment savoir ? Il risque de laisser tomber ses études, s’il est en train d’en faire ici, bien sûr…»

Et puis il s’arrêtait aussitôt. Tremblant et suant, il grondait violemment son âme insouciante qui allait si facilement jouer avec le sacré et sauter à pieds joints dans le péché.

Mais s’il ne voulait pas rejeter les dés dans ce coin où le destin avait le dos tourné, ce n’était ni par crainte ni par respect pour la vie privée de ces pauvres gens, encore moins par égard à aucune croyance ou morale…

C’était la folie des grandeurs. Le pauvre diable croyait qu’il avait un don noir, une aptitude indigne, qu’il était devin ou un cerveau du crime, et que même si Satan ne lui proposerait pas de pactes pour acheter son âme, il risque d’intéresser ou la Mafia, ou la Police, et lui, sensible comme tous les « surdoués », ne pourrait pas y survivre !

Pour la dixième année et cinquième jour de suite, il se rendait au centre de tri postal, là où il doit avoir mis dans des corbeilles un bon million de plis, avec autant d’émotions. Les millions d’émotions arriveront à destination, et la tentation aura à jamais disparu, parce que le sixième jour, il aura placé dans une corbeille une enveloppe venant du ministère et contenant une promotion pour lui. Et cette enveloppe-ci, il n’avait pas réussi à la déchiffrer. Adieu Satan, Mafia et Police !

Rafik Naccache

crédit-photo: Mail Buckets by manningshirley22 in Flickr

Pour en savoir plus sur l'auteur:

Rafik Naccache: Road Mind, My Way

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